17.10.2019
Conférence Témoignages

La Symétrie des Attentions par Monique Castillo, philosophe

6 min à lire

Notre 13ème colloque a été marqué par un moment d’une très grande émotion. Monique Castillo, contributrice de notre Manifeste, nous avait fait le plaisir de répondre favorablement à notre demande pour une intervention lors de notre manifestation.

Quelques jours avant de prendre la parole à la tribune de notre colloque, nous avons eu l’immense tristesse d’apprendre sa disparition. Avec l’accord de ses plus proches, nous avons décidé de lire sur scène sa contribution préparée de longs mois à l’avance. C’est Pauline, la plus jeune recrue de l’Académie du Service et Jean-Jacques, son doyen, qui ont honoré par cet acte sa mémoire en présence de son fils.

A la demande de nombreux participants de notre colloque, nous reproduisons ici l’intégralité de son intervention qui constitue le dernier texte de la philosophe.

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On demande fréquemment (et un peu sottement) aux enfants qui ils préfèrent de leur père ou de leur mère. Comme ils ont affectivement besoin des deux, ils répondent bien souvent qu’ils aiment également l’un et l’autre.

Si l’on demande à un entrepreneur s’il préfère son client ou son employé, les réponses peuvent varier du tout au tout. Trois réponses principales retiennent l’attention :

  • La réponse classique est directe et brutale : l’entreprise préfère le client et sacrifiera l’employé au client en cas de conflit. Cette réponse vient de loin. Du temps où, après la deuxième guerre mondiale, on se mettait à repenser le libéralisme : le capitalisme est au service des clients clamait l’un des économistes refondateurs[1], pour signifier qu’il était moralement supérieur au socialisme et bien plus efficace.
  • Aujourd’hui, à l’âge de la globalisation des risques, une réponse plus contemporaine, plus inattendue et plus originale est donnée : l’entrepreneur affirmera préférer l’employé au client parce que l’employé est précisément celui qui sait éviter les conflits avec le client. Et s’il a lu le best-seller de Vineet Nayar, « Les employés d’abord, les clients ensuite », il aura des arguments-chocs à avancer : l’entreprise doit se mettre au service de ses employés pour savoir viser l’impossible/transformer un manque en un avantage/insister sur ce qui ne va pas/enthousiasmer l’employé par la fierté mieux que par le salaire.
    Dans les mains d’un despote mal éclairé, la recette peut être pervertie si elle n’est pas reçue comme une leçon de sagesse. Largement inspirée de la culture indienne, elle bouscule des certitudes occidentales qui ont vieilli et finissent pas freiner la créativité humaine. Nous autres Occidentaux, faisons de l’innovation technologique notre nouvelle religion, et cette foi naïve empêche de voir et de récompenser l’inventivité individuelle des employés face aux imprévus, aux incertitudes et aux défaillances. Or la leçon de sagesse fait comprendre que c’est par la motivation que le travailleur rejoint le leader.
  • La troisième réponse est la nôtre, celle de la symétrie des attentions,  et elle prend effectivement en compte le rôle-clé des motivations. Mais elle affronte aussi et en même temps la complexité entière de la situation de l’employé, qui est dans un double rapport à la réalité économique : comme interface avec l’entreprise, d’un côté, comme interface avec le client, de l’autre côté. Sa motivation ne peut manquer d’être influencée des deux côtés à la fois. Or la symétrie des attentions stipule que les deux influences doivent s’égaler en qualité.

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Mais alors, faut-il donc aller jusqu’à dire que l’entreprise doit se mettre au service de l’employé pour que l’employé se mette lui-même au service du client ? Chacun perçoit qu’avec un tel langage, les passions politiques vont déchaîner des guerres de vocabulaire aussi illimitées que vaines ; mais cela renseigne au moins sur la révolution mentale qui est nécessaire pour affronter les mutations des temps contemporains : il faut, en effet, définitivement rompre avec la vieille image du « service » comme soumission et asservissement pour aborder enfin le service comme une création de relations.

On comprend alors mieux l’importance, mais aussi la difficulté, de la Symétrie des Attentions : y a-t-il égalité et symétrie entre la satisfaction qu’un employé peut obtenir de son entreprise et celle qu’il peut escompter de son rapport au client ? Et comment le mesurer ? Le philosophe peut tenter, mais avec prudence, de mettre son grain de sel dans cette difficile question.

Les connaisseurs nomment « bonheur au travail » la meilleure satisfaction qu’un employé peut tirer du rapport que l’entreprise entretient avec lui. Il va de soi que « le bonheur au travail » ne peut être semblable au bonheur des vacances ; c’est donc quelque chose qui ne peut être trouvé que par le travail et grâce au travail. C’est pourquoi le mot « joie » conviendrait peut-être mieux car la joie est une augmentation de notre sentiment d’exister. Et c’est de cela qu’il s’agit. Il suffit de ne pas regarder le travail comme une force de production au sens d’une énergie disponible, calculable et exploitable, mais comme une forme du développement de soi, pour comprendre que la plus haute joie est de devenir soi-même une aptitude qui se révèle, et c’est comme un lever de soleil. Une aptitude n’est pas un résultat, mais un commencement, une puissance neuve d’agir : découvrir que nos dispositions cognitives, émotionnelles, sensibles ou esthétiques, dispositions innées ou acquises dans notre histoire personnelle deviennent des talents et des ressources pour la mission qui nous occupe, c’est venir au monde dans le monde des valeurs que sont l’estime, l’admiration, l’approbation, la reconnaissance, l’égalité par le haut, la gratitude… Il arrive que les employés qui en sont privés en meurent, mort psychologique, mort sociale et parfois mort physique. Car c’est la motivation la plus humaine dans ce qui est humain, et l’entreprise bénéficie de ce qu’elle porte l’individu vers le haut, vers la plus haute exigence du développement de soi. Les relations entre leader et collaborateurs sont alors celles de l’exemplarité et non pas du calcul ou de la méfiance. Le collaborateur fait de sa mission bien plus qu’une simple fonction à exécuter, une véritable action. Il est co-acteur.

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On touche ici un élément-clé de la motivation qui associe l’employé à l’entreprise et au client tout à la fois : d’être considéré comme une aptitude en devenir fait de lui un collaborateur de l’entreprise par la créativité qu’il va manifester vis-à-vis du client. Mais quelle créativité exactement ? Le mot est séduisant, mais il ne doit pas faire passer des vessies pour des lanternes : le management par la pression et le stress peut bien transformer l’employé en robot, mais sa performance n’est pas alors inventive, elle est simplement mécanique.

Pour cerner l’inventivité qui s’exprime dans la relation au client, il faut une autre révolution mentale, celle qui considère le service non pas simplement comme un moment d’assistance provisoire, mais comme une véritable forme de culture. En effet, plus le changement technique s’accélère, plus l’intercompréhension entre les acteurs devient indispensable. Car une mutation technoscientifique n’a des chances de s’imposer qu’à la condition d’être aussi et en même temps une évolution culturelle, sociale, éducative, esthétique et existentielle. C’est pourquoi un sociologue[2] peut affirmer que la société hyperindustrielle est celle où se rejoignent l’industrie et les services, la coopération entre concepteurs, outils et opérateurs étant devenue la source incontournable de la performance.

On comprend alors mieux quel type de créativité prend toute sa place dans le rapport au client : le créateur n’agit pas sur les choses, mais sur nos représentations ; il ne transforme pas les objets, mais notre relation aux objets ; il agit sur la signification que les objets ont pour nous, c’est-à-dire sur leur valeur. Car ce ne sont pas les choses qui changent, mais le sens qu’on leur donne, qu’il s’agisse d’une voiture, d’un appartement, d’une méthode d’éducation ou d’un changement professionnel. Le créateur regarde les choses à partir de leur sens, et c’est par le sens qu’il fait bouger le monde. Alors que l’ingénieur est un technicien du changement, le créateur est un inspirateur de changement.

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On peut conclure en faisant ressortir la transformation qui marque l’avènement d’une nouvelle culture du service. La productivité pure et simple ne suffit plus à légitimer l’action, car l’action réclame une légitimité sociale, culturelle et morale qui repose en dernier ressort sur la communication. Le monde de l’entreprise comme celui des centres de formation doit prendre en compte la mutabilité de la sensibilité démocratique, sur le plan éthique, écologique, éducatif, humanitaire et politique. Ainsi, les nouveaux impératifs de développement durable, de responsabilité sociale, d’accompagnement à l’alternance, de dialogue social, de compétence collective, d’intelligence collaborative dépassent les spécialisations et les cloisonnements, désormais vécus comme des entraves au changement et à la créativité. Dans ce contexte, la compétence, le désir de réussir et la volonté de puissance changent de sens : il ne s’agit plus tant de conquérir et de dominer que de faire comprendre, communiquer et partager. On augmentera l’utilité, l’efficacité et le rayonnement d’une méthode en sachant communiquer aux partenaires la capacité d’agir, en sollicitant leur talent et en trouvant dans leurs interrogations, même basiques, des moyens d’atteindre les attentes du public. Le service n’est pas une marchandise, mais une action, l’action d’instaurer ou de restaurer le pouvoir d’agir d’un autre, qui s’intègre ainsi dans la réussite de notre mission.

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[1] Ludwig von Mises, Politique économique, publié par l’Institut économique de Paris (Conférences données à Buenos Aires en 1958).

[2] Pierre Veltz (auteur de La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif), interview dans Le Point, juin 2019.

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Diplômée de l’Institut d’Études Politiques de Paris et docteur en philosophie, Monique Castillo est une philosophe française qui consacra ses premières publications à commenter l’œuvre de Kant. Depuis la fin des années 1990, elle s’est orientée vers les questions de philosophie politique appliquée au questionnement des modèles socio-économiques et des systèmes de valeurs, en considérant tout spécifiquement les problématiques internationales. Elle intervenait sur des questions de philosophie appliquée au monde contemporain dans plusieurs instituts internationaux.

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